Luttes

Les mouvements de protestations populaires sont le seul moyen pour sortir de l’abîme de l’endettement

Le choix des régimes et gouvernements : l’endettement

La crise de coronavirus a aggravé les problèmes économiques et sociaux contre lesquels les populations de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient (MENA)/ région arabe) se sont révoltées au cours des dix dernières années. Les principales recettes des budgets de l’État seront affectées, surtout les entrées en devise (le tourisme, les transferts des émigrant·es à l’étranger et les investissements directs étrangers (IDE). Les gouvernements et les régimes de la région n’ont trouvé d’autre choix que d’emprunter pour résoudre cette crise financière, alors que les mouvements sociaux à travers le monde revendiquent le report et/ou l’annulation de la dette des pays pauvres du Sud global.

Les répercussions de la crise de Corona s’intensifieront sur les populations des pays à revenu moyen et faible[1], notamment l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Tunisie, le Soudan et la Mauritanie, sans parler des pays en situation de guerre comme la Syrie, l’Irak, la Palestine occupée, le Yémen et la Libye. Les mesures des classes dominantes sont en faveur du grand capital. La classe ouvrière et les couches pauvres de la population supportent le fardeau de la crise économique et sanitaire par une chute de leurs revenus et une augmentation du chômage des jeunes et des femmes. Les services de santé publique sont très faibles : le taux de médecins pour 1 000 habitants est dans la région très en-dessous du seuil recommandé par l’OMS de 4,45 docteurs, infirmiers et sages-femmes pour 1 000 habitants, et atteint même 0,72 au Maroc et 0,79 en Égypte[2].

Les causes des tragédies sociales de nos populations sont patentes. Ce sont les diktats néolibéraux des institutions financières internationales (IFI) et le despotisme politique dans nos pays. Depuis le déclenchement de la vague de soulèvements dans la région au début de 2011, les IFI ont tenté d’occulter les causes réelles, mettant l’accent sur l’absence de « bonne gouvernance » dans l’application des recettes de l’économie de marché. Ils ont alors mis en place des programmes pour soutenir l’intégration des pays de MENA dans l’économie mondiale en encourageant les investissements privés, en développant des accords dits de libre-échange, en généralisant la flexibilité du travail et en accordant de nouveaux « prêts de politique de développement ». Ainsi, leur endettement extérieur total est passé d’environ 17 % du PIB régional en 2010 à environ 26 % en 2017[3].

La dette publique totale (extérieure et intérieure) atteignait en 2018, par exemple, 74 % du PIB en Tunisie, 84 % au Maroc, 94 % en Jordanie, 99 % en Égypte et 170 % au Liban[4], troisième pays le plus endetté au monde après le Japon et la Grèce.

Tableau de l’évolution de la dette extérieure publique et garantie des pays à revenu intermédiaire et faible de MENA[5]

Année201020142018
Millions de dollarsMontant%Montant%Montant%
Encours de la dette publique extérieure et garantie par l’État114 427100134 247100196 319100
Part de la dette multilatérale36 5583243 1853257 58829
Part de dette bilatérale42 0783744 5563358 57130
Créanciers privés35 7923146 5053580 16041

On constate que la part de la dette extérieure multilatérale et bilatérale a diminué respectivement de 32 % et 37 % en 2010 à 29 % et 30 % en 2018. En revanche, la part de la dette à l’égard des créanciers privés (le marché financier international et les banques commerciales) est passée de 31 % à 41 %.

Cet endettement extérieur croissant s’est accompagné d’un ensemble de réformes d’austérité qui ont conduit à une détérioration du niveau de vie de la majorité de la population et à l’éclatement d’une deuxième vague de soulèvements populaires dans la région depuis octobre 2019.

La Banque mondiale (Bm) estime le coût attendu de la crise résultant de la pandémie Corona pour l’ensemble de la région MENA à 116 milliards de dollars, soit 3,7 % du PIB régional pour 2019[6].

Le Fonds monétaire international (FMI) a indiqué que la relance de la croissance pourrait nécessiter des financements supérieurs à la somme considérable de 170 milliards de dollars envisagée pour 2021, s’ajoutant aux besoins de financement déjà élevés de certains pays[7].

D’où viendra tout cet argent ? De l’endettement. Telle est la réponse de ces deux institutions financières et des classes dirigeantes de nos pays.

Ainsi, par exemple, l’Égypte a reçu 2,77 milliards de dollars du FMI au mois de mai et 5,2 milliards de dollars en juin. Il a reçu 50 millions de dollars de la Bm en mai et 400 millions de dollars en juin. Elle a également vendu 5 milliards de dollars d’obligations sur le marché financier international en mai.

Le même processus d’emprunt est en cours au Maroc, qui a obtenu une ligne de précaution et de liquidité du FMI d’environ 3 milliards de dollars (3 % du PIB) début avril 2020. Le même mois, il a obtenu un prêt de la Bm d’un montant de 275 millions de dollars, puis 48 millions de dollars et 500 millions de dollars en juin. Cela s’ajoute à de nombreux prêts des pays de l’Union européenne, et à un prêt d’environ 127 millions de dollars américains du Fonds monétaire arabe en mai, et un autre de 211 millions de dollars en juin. Un prêt de 192,1 millions euros a été signé, le 28 avril, entre le Maroc et la banque BNP-Paribas pour financer un contrat d’armement entre la Direction de Défense Nationale et la société française MBDA France. La Banque européenne d’investissement vient d’approuver au début de septembre, un prêt de 300 millions d’euros en faveur du ministère de l’Economie et des finances.

Nous ajoutons également l’exemple de la Tunisie, qui a reçu de la Bm un prêt d’un montant de 15 millions de dollars, puis un autre d’un montant de 20 millions de dollars en avril, et un troisième de 175 millions de dollars en juin. Elle a également reçu 745 millions de dollars du FMI en avril. Début juin, elle a obtenu deux prêts du Fonds monétaire arabe : le premier d’un montant de 59 millions de dollars et le second de 98 millions de dollars. Elle a également obtenu un prêt de 91 millions de dollars de l’Agence française de développement et de 204 millions de dollars de la Banque africaine de développement.

Au Liban, le FMI fait toujours pression pour imposer ses conditions en échange de l’octroi de prêts de sauvetage. Le pays est au bord de la faillite depuis son défaut de paiement de sa dette extérieure en mars 2020[8]. La monnaie libanaise a enregistré une baisse record, son prix sur le marché parallèle variant entre 7 000 et 8 000 livres par dollar. Les prix des produits de base sont montés en flèche et les ménages vivent au bord de la famine. Les manifestations populaires ont repris depuis avril, appelant au départ de toute la classe politique corrompue et au démantèlement du pouvoir des banques. Le seul espoir pour sauver le Liban réside dans le développement des mobilisations pour atteindre ces objectifs d’expulser l’oligarchie au pouvoir, nationaliser les banques et promulguer un programme économique et social qui réponde aux besoins des populations.

Nous pouvons également ajouter l’exemple de l’Irak, qui négocie avec le FMI pour emprunter 5 milliards de dollars.

Ces exemples illustrent le nouveau cycle d’emprunt entamé par les pays de la région arabe dans le contexte de la crise de coronavirus. Le nombre d’emprunts a augmenté au cours des quatre derniers mois, avec une absence de données précises sur les taux d’intérêt, la durée et les conditions. Les régimes et les gouvernements profitent de l’état d’exception sanitaire pour contracter ces dettes sans consultation démocratique. Les institutions législatives de la plupart des pays de la région n’expriment pas les aspirations des peuples, mais sont plutôt conçues pour légitimer le despotisme et les politiques libérales.

 Cet endettement massif entraînera une augmentation spectaculaire du service de la dette qui pèse déjà lourdement sur les budgets sociaux : le service de la dette est égal à 10 fois le budget de la santé publique au Maroc, 7 fois en Égypte et 4 fois en Tunisie. Il absorbe également une part importante du budget de l’enseignement, des investissements publics et freine tout développement économique et social.

Le choix populaire : abolition de la dette publique

Les régimes et les gouvernements en place nous conduisent vers l’abîme. Ces dettes avec leurs conditionnalités constituent un système d’asservissement de nos peuples par les institutions impérialistes et le grand capital local. Ce sont des dettes illégitimes, illégales, odieuses et insoutenables. Leur abolition est une condition fondamentale pour notre émancipation. Ce qui nécessite une large mobilisation politique pour l’audit de la dette et son annulation. Beaucoup d’expériences internationales en matière d’audit de la dette peuvent nous inspirer, comme l’Argentine à la fin de décembre 2001, l’Équateur en décembre 2008, puis la Grèce en 2015, mais aussi en matière d’analyses et des méthodologies.

À l’échelle de la région arabe, des campagnes ont été menées pour annuler les dettes odieuses en Égypte et en Tunisie après le renversement des dictateurs Ben Ali et Moubarak : campagne populaire pour annuler la dette (« ouvre tes yeux, le remboursement de la dette se fait de ta poche ») en 2012 dans le premier pays, et deux initiatives de projet loi à l’assemblée nationale portant sur l’audit de la dette publique extérieure dans le second en 2012 et 2016. Dans le mouvement de protestation qui a commencé en octobre 2019 au Liban, des groupes militants ont revendiqué la suspension du remboursement de la dette et l’adoption d’un programme de réformes qui garantisse la sécurité sociale, alimentaire et de santé des habitants.

Les représentant-e-s de nombreux mouvements sociaux dans la région arabe (Moyen-Orient et Afrique du Nord) ont lancé un appel revendiquant l’annulation de la dette publique et l’abandon des accords de libre-échange pour faire face aux répercussions économiques et sociales de la propagation de la pandémie de coronavirus sur les peuples de la région[9]. Plus de 100 associations, organisations et réseaux ont signé l’appel en Mauritanie, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Égypte, au Soudan, en Palestine, au Liban, en Jordanie et en Iraq. Ce sont des organisations de défense des droits des paysan·nes, des associations anti-dette, des partis politiques, des centres de recherche, des coalitions, des syndicats, des organisations étudiantes et féministes et des associations de défense des personnes ayant des besoins spéciaux et autres. La déclaration a également été soutenus par plus de 100 associations, organisations et réseaux d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique latine. D’autres actions et activités seront prévues pour concrétiser les objectifs de l’appel.

Il découle de ces expériences la nécessité d’une décision politique souveraine et unilatérale appuyée par une mobilisation citoyenne exceptionnelle pour créer un rapport de force contre les pressions des créanciers. L’abolition de la dette doit faire partie d’un programme global de changement radical qui comprend la socialisation des banques, l’imposition d’un impôt progressif sur les fortunes et un programme économique, social et environnemental basé sur la souveraineté populaire et la souveraineté alimentaire.

Annulation des dettes privées des ménages pauvres

Les dettes publiques sont payées au détriment des conditions sociales de la majorité des salarié·es et des couches populaires. Ces dernières s’endettent auprès des banques et des institutions de crédit au logement et à la consommation et des microcrédits à des taux d’intérêt élevés. Dans le contexte de la crise économique exacerbée par la pandémie de coronavirus, les pertes d’emplois et le taux de chômage vont augmenter les difficultés à couvrir les frais de subsistance, de santé et d’éducation ainsi que les paiements des échéances. Après l’instauration de l’état d’urgence sanitaire Maroc, l’association ATTAC/CADTM Maroc a organisé une campagne de sensibilisation pour exiger un report de paiement des échéances des microcrédits pour une durée minimale de 6 mois renouvelable avec exonération de tous les intérêts. Elle a revendiqué aussi une allocation d’une indemnité, au moins égale au salaire minimum légal, au profit des victimes de microcrédit dont les projets ont fait faillite ou qui ont perdu leur emploi. Le harcèlement des institutions de microcrédit s’intensifie et elles essayent d’imposer de nouveaux prêts pour rééchelonner les prêts. Les victimes du microcrédit vivent une situation quotidienne de pression et d’angoisse.

La seule solution réside dans la suspension du paiement de ces diverses dettes privées des familles à faible revenu, des petits producteurs et paysans, et l’organisation d’une campagne citoyenne pour enquêter sur toutes les formes d’abus de ces institutions et examiner les fondements de l’illégitimité et l’illégalité de ces prêts pour exiger leur annulation.

La bataille contre les dettes privées illégitimes des familles pauvres fait partie de la bataille contre la dette publique illégitime. La lutte contre l’endettement s’articule avec la lutte contre les accords dits de libre-échange comme instruments de domination impérialiste. Ce sont les batailles de nos peuples contre le trio : la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation du commerce.

Le mouvement de protestation populaire est notre salut

Les conditions d’une nouvelle vague de soulèvements populaires s’accumulent. Ces derniers ont été stoppés depuis début mars 2020 par le coronavirus après avoir connu un nouveau souffle au Soudan (décembre 2018), au Liban et en Irak (octobre et novembre 2019), mais aussi en Algérie, parallèlement à la commémoration du premier anniversaire du début du Hirak (février 2019). Ces mouvements ont marqué le début de la deuxième phase du processus révolutionnaire dans la région arabe après sa première phase qui a commencé avec le déclenchement de la révolution en Tunisie fin 2010 et début 2011, puis en Égypte, au Yémen, en Libye et en Syrie, et ensuite dans presque tous les pays de la région. Les revendications sont sociales (emploi stable, revenu digne, vie décente, répartition des richesses…) et politiques (renverser le despotisme, condamnation des voleurs et des corrompus au pouvoir, élargir les libertés publiques…).

Cette deuxième vague de mobilisations dans la région arabe a coïncidé avec de nombreuses mobilisations populaires dans plusieurs autres pays du monde contre les conséquences des mêmes politiques néolibérales dictées par les IFI et mises en œuvre par les classes dirigeantes qui généralisent la répression.

Ces mouvements de contestation constituent des expériences de lutte sur le terrain, et ont accumulé des acquis qui peuvent servir dans la nouvelle phase de l’après Covid et permettre de progresser vers la réalisation des revendications. Les populations ont brisé le mur de la peur malgré la répression féroce (plus de 460 manifestant·es tué·es dans le mouvement populaire en Irak). Elles ont appris que leur unité et leur solidarité dans les rues et les places constituent leur force devant l’appareil répressif de l’État auquel ont courageusement résisté les femmes et les jeunes. Les luttes sociales s’articuleront étroitement avec les luttes politiques, tous les gouvernements et régimes existants ayant pris des mesures pour sauver le Capital et atténuer les effets de la crise de Corona sur les profits, à un moment où la corruption et le pillage se sont généralisés. C’est ce qui a été démontré par la vague de protestations contre le racisme aux États-Unis, en Europe et en Australie, ainsi que par le mouvement de protestation populaire actuel au Liban. C’est la continuation des mobilisations qui nous permettra de clarifier l’alternative politique et les formes d’organisation adéquates pour un changement révolutionnaire. Les slogans : « A bas la corruption. A bas le despotisme », « dignité, liberté la justice sociale », que les masses ont scandés dans les rues et sur les places au cours des dix dernières années sont devenus plus urgents.

14 septembre 2020

Omar Aziki.

Membre du secrétariat nationale d’ATTAC CADTM Maroc


[1]https://blogs.worldbank.org/fr/opendata/nouvelle-classification-des-pays-en-fonction-de-leur-revenu-actualisation-2019-2020

[2] – Organisation mondiale de la santé, données de l’Observatoire mondial de la santé, “Density of physicians (total number per 1000 population, latest available year)”. https://www.who.int/gho/health_workforce/physicians_density/en/

[3]http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/MNA

[4] – les chiffres sont tirés des rapports des banques centrales de ces trois ces pays.

[5]http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/MNA

[6] – Banque mondiale : Moyen-Orient & Afrique du Nord – Vue d’ensemble. 21 mai 2020.

[7] – Fonds monétaire international : Perspectives économiques régionales Moyen-Orient et Asie centrale. Avril 2020.

[8] – Communiqué de presse du CADTM international : Le CADTM soutient la lutte du peuple libanais pour se libérer de l’injustice sociale et du fardeau des dettes illégitimes. 9 mars 2020.

[9] – Voir l’appel en plusieurs langues sur le lien : https://callofpeoples.wordpress.com/

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