LuttesNéolibéralisme

800 DH et du mépris Sur les aides directes en temps de Corona

« La compassion pour les pauvres, affichée au coup par coup, masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes ».John Kenneth Galbraith 

Paupérisés par trois décennies d’ajustement structurel permanent, des millions de Marocains sont aujourd’hui menacés par la faim. En même temps, les hyper-riches leur jettent des miettes. 

Salaheddine Lemaizi, militant d’ATTAC Maroc*

Plantons le décor : Le Comité de Veille Economique (CVE) tient une réunion pour décider des montants des « aides » à octroyer aux familles pauvres, Ramedistes et ceux dans l’informel, suite à la pandémie de Corona. Ce comité se compose, entre autres, de trois hyper-riches : la 2ème fortune du pays (A. Akhannouch), la 3ème fortune (O. Benjelloun) et la 8èmefortune du pays (H. Elalamy) et de nombreux hauts fonctionnaires de l’Etat, surpayés et à leur tête le pape du néolibéralisme marocain, Abdellatif Jouahri touchant un salaire mensuel de 250 000 DH/net. Cette caste d’une dizaine de personnes mêlant argent public et privé, népotisme et passe-droits a le pouvoir de statuer sur le sort de 7 millions de ménages pauvres et « vulnérables » au Maroc.

Auto-congratulation

Imaginons leur dialogue suivant durant une réunion du CVE :

–      Le multi-milliardaires n°1 : Je propose une aide de 1000 DH par ménage. Les bonnes que j’ai seront bien contentes de cet argent.

–      Le multi-milliardaire n°2 : ça me semble correct et on ne peut faire plus en tous cas.

–      Haut fonctionnaire aux Finances :Non, impossible ça dépasse nos moyens et on pourrait créer des attentes pour de futures distributions d’aides.

–      Le multi-miliardaire n°3 :Allez, baissons le seuil à 800 DH. En tous les cas, on doit faire tourner l’économie (nos entreprises) et le pouvoir d’achat de ces pauvres.

Acquiescement général et larges sourires satisfaits de ces multi-miliardaires. A vrai dire, cette élite politico-financière ne fait que décider du sort de « son » argent versé au Fonds Covid-19. Ce même argent qu’ils auraient dû verser en tant qu’impôt, ce qu’ils n’ont jamais fait grâce à un généreux système d’évasion fiscale officialisé et protégé par la loi.

Vu la confusion entre argent public et privé au Maroc, ces faux « mécènes » décident du sort de millions de pauvres dans ce pays. Laissons de côté ce monde  de connivences. Parlons de ce Maroc d’en bas. Paupérisé par trois décennies d’ajustement structurel permanent, 30 millions de Marocains sont aujourd’hui menacés par la faim.

Une aide ou une cache-misère ?  

Je crois que nous n’avons pas encore pris la mesure de la crise sociale actuelle. Faute de médias libres et d’associations indépendantes suffisamment nombreuses et capables de rendre compte de la situation catastrophique d’environ 6,6 millions de ménages marocains, nous continuons à sous-estimer l’impact social de cette crise. Rappelons quelques chiffres officiels.

Les aides directes distribuées aux Ramedistes concernent 2,3 millions de ménages. A cela s’ajouterai 4,3 millions de ménages n’ayant pas le Ramed mais exerçant dans le « secteur informel ». Au total, ce sont 6,6 ménages touchés de plein fouet par la pauvreté monétaire, soit 30 millions de marocains[1]. Nous sommes donc bien loin des 2,8 millions de personnes souffrant de pauvreté multidimensionnelle recensées par le Haut-commissariat au plan[2].

Faut-il applaudir l’Etat, le CVE, les mécènes qui aident les pauvres à supporter cette phase critique ? Dans un pays sans Etat-providence, un tel « geste » ne mériterait pas une telle reconnaissance de cet effort « exceptionnel » ? Sommes-nous nihilistes ou ingrats à ce point pour ne pas saluer le retour de l’Etat, nous-mêmes qui sollicitons ce retour de l’Etat interventionniste depuis des lustres ? Face à ce « consensus national », « cet état d’union » et autres cache-misère de l’échec des politiques économiques depuis l’indépendance, nous disons que les 800, 1000 et 1200 DH distribués ne sont qu’un calmant à un mal profond, à une maladie incurable, le libéralisme économique pratiqué par un Etat absolutiste. Face à cet esprit charitable, retrouvé soudainement sous la pression du Corona, nous répondons par les mots de l’économiste l’économiste John Kenneth Galbraith : « Chaque catastrophe « naturelle » révèle, s’il en était besoin, l’extrême fragilité des classes populaires, dont la vie comme la survie se trouvent dévaluées. Pis, la compassion pour les pauvres, affichée au coup par coup, masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes – et à rejeter toute politique sérieuse pour l’éradiquer»[3].

 

[1] Chiffre basé sur la moyenne officielle des ménages au Maroc : 4,6 pax par ménage en 2014.  https://www.hcp.ma/Les-projections-de-la-population-et-des-menages-entre-2014-et-2050_a1920.html

[2] Principaux résultats de la cartographie de la pauvreté multidimensionnelle 2014, HCP, octobre 2017.

https://www.hcp.ma/downloads/Niveau-de-vie-et-pauvrete_t11884.html

[3] John Kenneth Galbraith, L’art d’ignorer les pauvres suivi de: Economistes en guerre contre les chômeurs, Laurent Cordonnier . Du bon usage du cannibalisme, Jonathan Swift, Les éditions des liens qui libèrent et Le Monde diplomatique, 2011.

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