La Banque mondiale et le Maroc
Absolutisme, dette et procès
Majdouline Benkhraba, ATTAC Maroc[1]
La Banque mondiale (BM) fête ses 50 ans de présence au Maroc. Depuis des décennies, cette institution participe à la définition des choix économiques du pays. Dans ce texte un aperçu sur la place de la BM au Maroc.
En introduction, j’aborde la centralité de la BM dans la politique économique au Maroc pendant les 50 ans passés. Cette institution est symbole de l’absolutisme, vue ses relations avec la monarchie.
Ensuite, je reviens rapidement sur les programmes et l’intervention de la BM. Un champ large et indéfini qui a commencé en 1964. Hier, cette intervention se faisait dans le cadre du Programme d’ajustement structurel (PAS) et aujourd’hui ce sont les appellations qui ont changé car le contenu du Cadre de partenariat stratégique (CPS) est similaire au PAS. En troisième partie, il est question de la relation financière entre le Maroc et la BM. Cette institution est un important créancier du Maroc. En quatrième partie, je donne un aperçu sur le procès intenté par trois chercheurs marocains à cette institution.
- I. La centralité de la Banque mondiale au Maroc
Lors de l’élaboration du bilan du Cinquantenaire de l’indépendance du Maroc[2], commandé par le Palais, Najib Akesbi, économiste marocain, a du répondre à la question suivante : « Quelles sont les institutions qui ont compté dans l’élaboration de la politique économique marocaine ? Akesbi : « En premier lieu, la monarchie et en deuxième lieu : la Banque mondiale ».
Cette réponse dit tout. D’un côté, il y a l’acteur politique et de l’autre, l’ingénieur de développement que représente la Banque, doublée d’un bailleur de fond, d’où elle tire sa puissance. Pour illustrer cette relation entre ces deux institutions, je vais donner trois exemples qui résument symboliquement ce rapport entre l’absolutisme monarchique et la BM.
Premier exemple : Le siège de la BM à Rabat se trouve dans le même quartier où se situe le siège du tout puissant et discret holding de la famille royale ; Siger[3], les résidences des princesses marocaines et la résidence du chef du gouvernement. Cette zone est interdite aux passants et encore plus au sit-in. Cet exemple, certes anecdotique, résume symboliquement la proximité entre les deux acteurs cités au départ.
Deuxième exemple : L’importance de la BM se traduit par l’usage de ses rapports de la part du pouvoir politique pour justifier des décisions majeurs ou des tournants de la politique économique. En 1995, Hassan II[4] fait un discours où il cite un rapport de la BM. Selon cette institution, «Si le Maroc ne prend pas les mesures qui s’imposent, le pays sera menacé d’un arrêt cardiaque ». Ces mesures se résument à la libéralisation des secteurs publics et à un plan de privatisation !
Troisième et dernier exemple : Lors de son avant dernier discours de juillet 2014[5], le roi Mohammed VI[6] cite à plusieurs reprises le rapport de la BM « Où se trouve la richesse des nations », mesure du capital au 21ème siècle »[7], réalisé en 2006. Et sur la base de ce nouveau paradigme, le Maroc se lance depuis dans un débat sur sa richesse immatérielle au détriment de tout débat sur l’autre paradigme qui est le développement humain. Ce dernier concept a prévalu durant les dix dernières années. Les politiques publiques suivies dans ce sens ont lamentablement échoué à améliorer les conditions de vie de la population. Le Maroc continue d’être mal classé sur l’indice de l’IDH, il se trouve au 129ème rang et ce malgré les nombreuses stratégies lancées par les gouvernements avec le soutien de la BM[8].
II. Les programmes de la BM : du PAS au CPS
Sur ce point, je me limiterai à des remarques et réflexions sans aller dans un bilan de l’impact de ces programmes. Ce travail mérite d’être fait et nécessite une mobilisation de la part de notre association.
Ce qu’on peut dire sur la relation entre le Maroc et la BM :
– La première intervention de la BM au pays a eu lieu en 1964. Le Maroc connaissait à l’époque sa première crise financière
– La BM sera de tous les plans quinquennaux et stratégies sectorielles (agriculture par exemple)
– Le PAS est appliqué entre 1983 à 1993. Un désastre social
– L’institution dispose d’un siège au Maroc à partir de 1998
– Le gouvernement du Maroc et le Groupe de la Banque mondiale entretiennent une relation à travers le Cadre de partenariat stratégique (CPS). L’actuel couvre la période 2014-2017. Cette stratégie comme l’explique la BM « définit les priorités de développement du Royaume et les domaines sur lesquels l’institution concentrera son appui, qu’il soit financier, technique ou analytique »[9].
Le CSP impose un agenda de réformes néolibérales, il vise les résultats suivants :
– Promouvoir une croissance concurrentielle et inclusive
– Construire un avenir vert et résilient;
– Renforcer la gouvernance et les institutions pour une meilleure prestation de services à tous les citoyens.
L’idée à retenir est que le CPS est une stratégie qui dépasse les mandats des gouvernements successifs et ne s’adapte jamais aux priorités d’un nouveau Exécutif, mais c’est ce dernier qui doit s’adapter aux priorités de la BM.
- III. La Banque mondiale : « un fidèle » créancier du Maroc
Ces programmes et stratégies impliquent des dettes importantes empruntées par le Maroc. Ainsi, la BM est le principal bailleur de fonds multilatéral du pays. La dette extérieure du trésor du Maroc envers la BM se chiffre à 32 milliards de DH (environ 320 millions d’euros), soit 24,6% de l’ensemble de la dette extérieure du trésor marocain. La Banque africaine de développement arrive en deuxième position avec 22 MMDH ; soit 16,9%. Les prêts de la BM au Maroc ont atteint des niveaux records. En 2011, plus de 710 millions de dollars ont été décaissés, dont 600 millions relevant d’un prêt à l’appui budgétaire. Le portefeuille est principalement axé sur l’énergie solaire, l’assainissement, les routes, l’inclusion sociale et l’emploi.
- IV. La BM est-elle justiciable ?
Une affaire en cours révèle la nature de la relation qu’entretient l’Etat marocain avec la BM. Je vais résumer ce procès historique intenté par trois chercheurs marocains à cette institution. Ces trois universitaires sont Najib Akesbi, Driss Benatya, chercheurs à l’Institut Agronomique et Vétérinaire de Rabat – et Mohamed Mahdi – enseignant à l’ENA de Meknès – poursuivent actuellement la BM pour « faux, usage de faux, usurpation de biens et de noms ».
Chronologie de l’affaire :
2006 : lancement du programme RuralStruc
Ces trois chercheurs participent au RuralStruc. Il s’agit d’un programme d’étude et de recherche portant sur les « implications structurelles de la libéralisation pour l’agriculture et le développement rural ». Mis en œuvre par la Banque mondiale en collaboration avec la coopération française et le Fonds International pour le Développement Agricole, sept sont concernés par ce programme : Kenya, Madagascar, Mali, Maroc, Mexique, Nicaragua, Sénégal. RuralStruc devait se dérouler en deux phases entre 2006-2010.
Phase I : un succès
Elle est réalisée en 2006 dans le cadre d’un contrat de recherche, avec l’Institut Agronomique et Vétérinaire de Rabat. Elle est qualifiée par les chercheurs eux-mêmes de « franc succès ». Elle a abouti à la publication de l’ouvrage « »
Phase II : les erreurs de la BM
La deuxième phase prend fin en 2008. Le volet enquête de terrain et traitement des données collectées est confié à un bureau d’études. Elle est qualifiée par le trio de chercheurs « d’échec total ». Akesbi, Benatya et Mahdi reprochent au bureau d’étude :
– La base de données utilisée qui n’a jamais été assainie et fiabilisée
– Le bureau d’études a fait preuve d’incompétence
Les chercheurs reprochent à l’équipe de coordination de la BM :
– D’avoir multipliée les erreurs et les fautes dans l’exercice de ses responsabilités
– Le premier souci de la BM était produire ‘’du chiffre’’ qui conforte certaines idées reçues
2009-2010 : Le déni de la BM
Le bureau d’étude marocain résilie le contrat des trois professeurs. Il opère quelques arrangements conformément aux vœux de la BM. Pire la BM ordonne la publication du rapport de la deuxième phase alors qu’il est considéré scientifiquement non valide par les chercheurs.
En janvier 2010, Akesbi rédige un rapport et réclame à la BM la constitution d’une commission d’évaluation du programme en totalité. L’institution répond qu’il ne s’agit que d’un « différend contractuel » entre le groupe de chercheurs marocains et le bureau d’études. Les responsables de la BM refusent de répondre aux multiples interpellations des chercheurs.
Le gouvernement marocain fait la sourde oreille face aux demandes des trois universitaires. Dans les conditions de crise des finances publiques et d’endettement du pays, les responsables marocains ne veulent surtout pas fâcher cet important bailleur de fond international.
2010-2014 : La bataille judiciaire
Commence alors une bataille judiciaire cruciale : rendre justiciable la toute puissante Banque mondiale. Entre 2010 et 2013, la BM refuse de se présenter devant les tribunaux marocains. En décembre 2013, la BM accepte – enfin – de comparaitre devant le Tribunal de première instance de Rabat. Ceci a été possible grâce à l’article 7 des statuts de la BM qui stipule que “la Banque ne peut être poursuivie que devant un tribunal ayant juridiction d’un Etat membre où elle possède un bureau”. C’est le cas de son bureau à Rabat.
Mais très vite la BM ressort l’objection de « l’immunité diplomatique », garantie par l’accord-cadre signé avec le gouvernement marocain en 1998 pour l’installation de son siège au Maroc. Un premier jugement a été rendu, non encore transmis officiellement. Le tribunal ignore le fond du problème. L’avocat des trois chercheurs compte faire appel.
Au-delà de ce procès, ces chercheurs se battent pour le rétablissement de leurs droits éthiques et moraux. Ce procès révèle la vraie nature de cette institution, qui compte énormément pour l’Etat marocain. Cette affaire pose trois grandes questions :
- L’immunité de la BM. Comment une institution qui réalise des opérations commerciales – soumises à la loi – peut ne pas être justiciable dans ce même pays ?
- La fiabilité des études de la BM. Comment peut-on continuer à croire les nombreux rapports de cette institution, si on réalise que ces travaux sont produits dans les mêmes conditions que celui de la phase II de RuralStruc qui a été marquée par un manque flagrant de rigueur scientifique ?
- La neutralité négative de nos gouvernants. De part son silence, l’Etat marocain prend position dans cette affaire. Il soutient implicitement la BM.
Cette affaire mérite d’être suivie et soutenue avec force par nos organisations au Sud[10] comme au Nord.
[1] Ce texte est mon intervention lors de l’atelier « 70 ans de FMI et de la Banque mondiale : too old to jail ? » tenu dans le cadre des Rencontres du CADTM, le 13 septembre. Je remercie Mimoun et Salaheddine militants d’ATTAC Maroc pour leur aide. Ainsi que Najib Akesbi pour ses réponses.
[2] Voir : 50 ans de développement humain au Maroc et perspectives pour 2025 http://www.diplomatie.ma/LeRapportduCinquantenairesurleDeveloppemen/tabid/230/language/fr-FR/Default.aspx
[3] Actionnaire de référence de la Société nationale d’investissement, instrument du contrôle de larges pans de l’économie nationale, voir sur ce sujet Le Roi prédateur, main basse sur le Maroc, de Catherine Graciet et Eric Laurent
[4] Roi du Maroc entre 1961 et 1999. Son long règne a été marqué par des violations graves des droits humains.
[5] Pour lire ce discours, voir : http://www.map.ma/fr/discours-messages-sm-le-roi/sm-le-roi-adresse-un-discours-la-nation-loccasion-de-la-fete-du-trone-te
[6] Roi du Maroc depuis 1999. Voir un portrait de ce monarque, lire Mohammed VI derrière les masques d’Omar Brouksy
[7] Pour une synthèse, voir : http://siteresources.worldbank.org/ENRLP/Resources/460956-1177610566365/Wealth_of_Nations_summary_Kirk_French.pdf
[8] La BM soutien l’Initiative nationale de développement humain. Pour une lecture critique, Lire Maroc : Développement humain, beaucoup de bruit pour rien, Mimoun Rahmani http://cadtm.org/spip.php?page=imprimer&id_article=4853
[9] Voir : http://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2013/09/13/morocco-consultations-country-partnership-strategy-2014-2017
[10] Voir ATTAC CADTM Maroc, La Banque mondiale devant la Justice marocaine, Communiqué de presse, le 26/12/14, http://cadtm.org/La-Banque-mondiale-devant-la